mardi 4 décembre 2018

De Robert Nozick à René Bolduc


Monsieur Bolduc,


J’ai lu avec intérêt votre lettre que George Orwell adresserait à Donald Trump.[1]   1984, ma lettre se veut laudative à l’endroit du 45e président des États-Unis élu le 8 novembre 2016.
Pour ma part, je vous adresse une lettre d’outre-tombe de Robert Nozick (1938-2002). Contrairement à la vôtre où vous prenez fait et charge contre Trump à la lumière d’une compréhension fautive ou fort discutable du roman

Un professeur de philosophie à l'Université de Montréal, Michel Seymour, a déclaré au lendemain de la victoire de Donald Trump : « Le peuple américain aura préféré élire une ordure plutôt qu'une femme » (Le Journal de Québec, 11 novembre 2016). Seymour ne fut pas le seul a fustigé Trump, le traitant de tous les noms. Des démocrates américains déclenchèrent des émeutes anti-Trump, scandant les mots « not my president » (« pas mon président »).

L'heure fut au deuil, à panser la cicatrice. Les partisans démocrates vomirent leur venin. La blessure faisait mal, douloureusement mal. La défaite fut cruelle. On cherche désespérément à comprendre. On tire sur tout ce qui bouge. En vain.

Ici aussi, au Québec, l'affliction était aussi grande. L'establishment de gauche s'explique mal ce qui a bien pu se passer. Il ne l'a pas pu venir. Les médias ne comprenaient rien à leur déroute. La victoire de Trump fut pourtant jugé impossible, logiquement impossible. Ce monstre de l'incorrectitude politique est une véritable calamité.

Ce sont toujours les autres qui sont responsables. Ces « ignares » d'Américains qui votèrent pour Trump. Ces gens sans éducation faisant preuve d'ignorance crasse. Ces rednecks qui sont encore à croire au créationnisme, à Dieu et à la Bible. Ces antimodernes qui ne suivent pas la marche irrésistible de l'Histoire allant inexorablement vers la Raison et la Science…

François Cardinal (La Presse+, 13 novembre, « J'adore les gens peu instruits! ») justifie l'élection du mal-aimé américain par le fait qu'une grande proportion de la base électorale de Trump ne serait pas éduquée. En votant pour Trump, ses électeurs n'auraient pas voté intelligemment, et cela s'expliquerait par le manque d'éducation. Je n'y vois pour ma part qu'une simple corrélation et non une cause. Ne dit-on pas, dans le même registre, que les croyants sont statistiquement parlant non-éduqués? Donc, l'élimination de la croyance religieuse passerait obligatoirement par l'éducation. C'est le rêve du siècle des Lumières. On peut toujours rêver!

Je veux bien que Trump ne soit pas ce qu'on peut appeler un ange. Mais de là à le traiter d'« ordure », comme le fait Seymour, c'est une autre paire de manches. Ces gauchistes disent en somme que cet homme-là, Donald Trump, étant une ordure, n'a plus le droit à liberté d'expression. Il faut le faire taire à tout prix!

Dès lors, il faut réaliser qu’on se transforme précisément en Big Brother dictant ce qu'il convient de dire et de ne pas dire dans une démocratie libérale. Partisan avoué de mon collègue à Harvard, John Rawls, Seymour invoque son mentor pour exclure Trump et ses sectateurs de l'« espace public ». On n'est pas loin d'une sorte de sainte Inquisition. Trump est tenu comme un détestable « hérétique » de la social-démocratie.

Dans sa lettre George Orwell (René Bolduc) se dit de gauche, socialiste. Dès lors, Big Brother devient le détestable Bonhomme Sept Heure de droite. Or, bien qu’Orwell a pu être d’allégeance « socialiste » en particulier, il renvoya dos à dos la gauche et la droite, se définissant plutôt comme un « anarchiste tory ».[2] Or, dans le mot « anarchiste », je reconnais mon interrogation de départ voulant que « la question fondamentale de la philosophie politique… celle qui précède toutes les questions sur la façon dont l’État devrait être organisé, porte sur l’existence même d’un État, quel qu’il soit. Pourquoi ne pas avoir l’anarchie ? » (Anarchie, État et Utopie, publié en 1974).

Mon livre, Anarchie, État et Utopie a fait couler beaucoup d’encre dans le monde anglophone. J’y défends une philosophie libertarienne, où la liberté, et non l’égalité, est la valeur première. Je répondais à mon collègue du département de philosophie à Harvard, qui, dans Théorie de la justice, publié 3 ans plutôt que mon essai, défend une philosophie politique opposée à la mienne, celle de la justice sociale basée sur la valeur sacro-sainte de l’égalité. On peut dire que les Démocrates optent farouchement pour Rawls. Pour ma part, je crois me reconnaître chez Donald Trump, contrairement à la plupart des Républicains, au sens où Trump a, comme moi, ainsi qu’Orwell, une crainte tout à fait légitime de l’État, quel qu’il soit.

Qui est donc Donald Trump? Les médias bien-pensants démocrates, bref, tous ces fameux « experts » qui pullulent dans les médias, n'ont rien compris aux électeurs américains qui portèrent au pouvoir Donald Trump. Ce qui a joué en faveur de son élection, c'est justement ce que l'électeur type de Trump déteste au plus haut point, à savoir l'hypercompétence que représente Hillary Clinton. La candidate défaite symbolise la quintessence de ces agents fédéraux qui veulent, selon l'électeur type trumpien, embrigader la sacro-sainte LIBERTÉ des citoyens américains. Pour ces derniers, selon la jolie formule du regretté Pierre Falardeau, la liberté n'est pas une marque de yogourt.

Tant qu'on n'aura pas compris cette réalité fondamentale culturelle américaine, on n'aura rien compris au raz-de-marée qu'a constitué l'élection de Donald Trump à la présidence.

Pour fixer les idées, j'irai du côté du cinéma américain. J'épinglerai un célèbre réalisateur qui fut aussi un acteur remarquable: Clint Eastwood. Je songe en tout particulier à la série-culte Dirty Harry (Harry le charognard), dans laquelle Eastwood joue le rôle de l'inspecteur Harry Callahan. Qui est ce Harry Callahan? Un être taciturne, solitaire, rebelle, doué d'un sens aigu de la justice, obstiné, parfois obtus, toujours en rébellion contre ses supérieurs, eux qui représentent l'ordre, la norme, le « manuel d'instruction »; bref, la Loi.

L'inspecteur Callahan a un rapport ambigu avec la loi, ainsi que tout cette multitude de petits règlements aussi pitoyables que farfelus. Callahan entre toujours en conflit avec ses supérieurs sur des questions légales. Il doit se plier aux techniques policières, lesquelles s'adossent aux chartes de la personne. L'inspecteur Callahan est un représentant de la loi, certes, mais il est surtout un adepte de l'« auto-justice ». Callahan ne fait pas confiance au système de judiciaire. Ses supérieurs lui répètent ad nauseam: « Harry. on en a assez de vos méthodes... Vous ne pouvez pas aller quelque part sans déclencher un massacre. Essayez de vous tenir tranquille et sachez que vous n'avez qu'une chose à faire : obéir aux ordres!» Mais l'intéressé, c'est immanquable, se rebiffe toujours.

Donald Trump, c’est Callahan devant les chefs symbolisés par Hillary Clinton et Washington. Tout comme Callahan, Trump enfreint les ordres des représentants de l'État fédéral. L'inspecteur a un sens instinctif du danger, inexplicable et infaillible. Ses supérieurs lui reprochent d'ailleurs de ne tenir compte que de son instinct au détriment des preuves et des faits (evidence, facts). D'où, en ce qui concerne l'administration Trump, les « faits alternatifs » décriés avec horreur par ses opposants.

Tout ce qui vaut pour l'inspecteur Harry Callahan, vaudrait donc pour Donald Trump. Lui aussi a une attitude ambivalente à l'égard de la loi, plus précisément envers l'État. Trump va au-delà de l'État. Comme disait Louis XIV, L'État, c'est moi ! En fait, l'État - les supérieurs de Trump-Callahan - brime Trump dans sa liberté. Non pas qu'il soit injuste, ou qu'il souhaite être injuste, mais il veut lui-même faire justice. Ce point est d'une importance décisive si l'on souhaite saisir quoi que ce soit de la posture du 45e président.

Cette philosophie est celle du libertarisme que j’ai défendu dans mon livre cité précédemment. Et je crois bien qu’Orwell lui aussi, entant qu’anarchiste tory, serait d’accord avec moi sur ce point fondamental, et que votre la lettre contre Trump prenant appui sur l’auteur de 1984, passe parfaitement à côté de la plaque.



[1] René Bolduc, Sincèrement vôtre. Petite introduction épistolaire aux philosophes. Montréal, Les Éditions Poètes de brousse, 2018, pp. 161-168.
[2] Voir Jean-Claude Michéa, Orwell, Anarchiste tory, Climats, 2000.

mercredi 7 novembre 2018

La lutte en vue de la sérotonine. - À propos de Jordan B. Peterson, 12 règles pour une vie


L’essai de Jordan Peterson, 12 règles pour une vie[1], connaît actuellement un succès planétaire. Chez Peterson, les babines marchent avec les bottines. Il met en pratique les règles de vie élaborées dans son essai.

Je me suis arrêté à la première règle de vie : Tenez-vous droit, les épaules en arrière, tant le texte de l’auteur suscite des interrogations fondamentales, de nature philosophique, voire métaphysique. Car il s’agit bien d’une conception de la nature humaine prenant sa source dans la biologie évolutionniste. C’est ce point fondamental de l’essai de Peterson qui me laisse fort perplexe. Le problème, en résumé, c’est le passage de la biologie à la morale. Ce que depuis David Hume (1711-1776) l'on désigne comme étant la « guillotine de Hume » interdisant la nécessité d’un ‘doit’ à partir d’un ‘est’, comme il est usuel de l’évoquer. Mon père - il va de soi - fut mon géniteur. C’est un fait. Ce dont Hume conteste la légitimité, c’est qu’on ne saurait passer de ‘Mon père est mon géniteur’ à ‘Mon père doit s’occuper de moi, son enfant’. Aucun fait, aussi évident soit-il, ne saurait donner lieu à une affirmation en matière de moralité.

Dans le premier chapitre, présentant la première règle de vie, Peterson parle abondamment des homards, ces crustacés qui vivaient il y a plus de trois cent cinquante millions d’années. Les humains auraient hérité, au plan biologique, de ces antiques animaux. Plus précisément, notre cerveau, plus élaboré que celui d’un homard, ne fonctionnerait toutefois pas différemment fondamentalement de celui de nos vieux ancêtres crustacés.

Le nerf de la guerre, c’est la production de la sérotonine, ce neurotransmetteur du bonheur dans le cerveau. La quête du bonheur serait donc liée à la sérotonine. C’est le passage de l’une à l’autre que la guillotine de Hume condamne. Comment, en somme, peut-on conclure que la quête de la sérotonine constitue en même temps la quête du bonheur ? Car la sérotonine, comme tout autre élément matériel du cerveau, ne pense pas. L’être humain, de son côté, pour être heureux, épanoui, doit penser. Problème redoutable, constituant le mystère philosophique par excellence.

D’où la phrase d’une profondeur abyssale qu’énonce Peterson en page 69 de son essai : « Se lever physiquement implique aussi se lever métaphysiquement ».

J’entends cette phrase, pour ma part, comme signifiant : le spirituel survient sur le physique, en ce sens que le plan de l’activité biologique fait émerger l’activité spirituelle; bref, l’esprit. L’esprit n’est pas le cerveau; mais sans le cerveau, pas d’esprit. L’esprit serait au cerveau, ce que la pomme est au pommier. Sans pommier, pas de pomme. Cela va de soi.  Mais ne réduisons pas la pomme au pommier, ni non plus, comme le font les défenseurs du matérialisme, n'identifions pas la pomme au pommier.

Peterson serait partisan du dualisme métaphysique : nous serions un être corporel engendrant l’être spirituel que nous sommes, sans que le spirituel se réduise à la matière cérébrale. Par ailleurs, ce dualisme défend que le corps et l’esprit ne seraient pas séparés comme le prône le dualisme de Platon et de Descartes, mais fusionnés pour ainsi dire l’un à l’autre. Peterson rejoint, je pense, la doctrine hylémorphique d’Aristote touchant la nature de l’âme (et du corps).

La notion d’esprit exige réhabilitation. Ça urge. Le matérialisme contemporain, ayant le vent dans les voiles, ne croit pas à l’esprit. Ils nient l'existence de l'esprit, réduisant toute activité spirituelle au comportement de la matière.

Le philosophe qui soit allé aussi loin que nous y invite Peterson, c’est le britannique, Thomas Hobbes (1588-1679). Dans son immense traité de philosophie politique, Léviathan, Hobbes écrit ses mots aux accents métaphysiques et tragiques :

…je place au premier rang, à titre de penchant universel de tout le genre humain, un désir inquiet d’acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse qu’à la mort.[2]

Bien avant Zarathoustra, donc, Hobbes avait pressenti la Volonté de puissance que Nietzsche plaçait au cœur de l’être humain. Mais comme le fit remarquer le Père Sertillanges

Dire que la vérité ne vaut que comme conquête et le bien que comme satisfaction d’un pouvoir, c’est nier l’un et l’autre au profit d’une possibilité sans substance. L’homme, selon le cœur de Nietzsche est puissant; bien; mais que va-t-il faire ? Devenir plus puissant ? En vue de quoi ?...[3]

Autant chez Hobbes que chez Nietzsche, il n’y a pas de finalité à l’exercice de la puissance. Ce qui est ‘bon’, ‘bien’, c’est l’exercice pur de la toute-puissance. Il n’y a ni plaisir ni bonheur comme terme, comme but. On peut sans doute l’admettre pour les animaux, mais pour l’homme ?

Dans la Cité de Dieu, au livre XIX, chapitre XII, saint Augustin évoque Kakos, l’être méchant par excellence. Augustin écrit : « … si sauvage, si féroce qu’il soit, tant de férocité n’a d’autre but que la paix de sa vie et l’intérêt de sa conservation. » Autrement dit, personne n’agit pour acquérir la domination pure et simple – mais en vue du bonheur, quel que soit la signification que nous associons au bonheur.

La modernité a récusé tout recours à la finalité, au but, à la direction des choses et des êtres. Le sens s’en est allé. Les philosophies de l’absurde, ainsi que le postmodernisme, font partie de notre décors mental. Jordan Peterson s’élève à sa manière pour contrer le chaos spirituel dans lequel les hommes s’enlisent actuellement. Mais il faudra bien plus qu’une leçon sur les homards pour que nous puissions relever la tête. Il faudra redécouvrir la métaphysique, le seul moyen de nous lever debout.

Il faut réhabiliter la métaphysique, la science des sciences. La modernité rejeta la métaphysique au nom de la métaphysique elle-même car bon nombre de scientifiques et de penseurs font du matérialisme le fondement de la science.

Le biologiste français, Jacques Monod, dans son célèbre essai Le hasard et la nécessité (1970) éjecte hors de la science les fameuses causes finales chez Aristote. Il n’y aurait, selon le biologiste, que des causes efficientes ou motrices. Monod reconnaît toutefois que la nature offre de multiples exemples d’êtres vivants ayant des comportements téléologiques, au sens où ils obéissent à des finalités, à des projets, des plans ou encore des desseins. Pour le scientifique, la méthodologie de la science adhérant au postulat de l’objectivité exclut la téléologie, la science de la finalité. Quant au fameux postulat de l'objectivité, précise Monod, il s’agit d’un « postulat pur à jamais indémontrable, car il est évidemment impossible d’imaginer une expérience qui pourrait prouver la non-existence d’un projet, d’un but poursuivi, où que ce soit dans la nature. » (Le hasard et la nécessité, p. 38)

Quoi qu’il en soit, Aristote, sur ce point, ne s’enfarge pas dans les fleurs du tapis. Il écrit par exemple au tout début de L’Éthique à Nicomaque : «… le Bien (agathôn) est ce à quoi toutes choses tendent.» (1, 1094a 1). Le bien de tout être, en somme, sa raison d’être, consiste dans son épanouissement. Le bien est donc de nature objective. Il est à la source de toutes valeurs. Loin d’Aristote, l’idée moderne selon lequel le bien résiderait en nous, soit dans notre pensée, soit dans notre sensibilité. Le bien constitue pour ainsi dire l’être par lequel tout être trouve son accomplissement.

Les homards veulent la suprématie, le pouvoir sur les autres. Parce que cela fait partie de leur constitution ontologique, c’est-à-dire de leur être. Chacun, donc, lutte pour la survie. Chacun recherche le pouvoir afin de se maintenir en vie; plus précisément, être.

Pourquoi les choses sont ainsi et pas autrement ?, se demandait jadis Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), dans ses Principes de la Nature et de la Grâce fondés en raison (1714) : «…pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ?... suppposé que des choses doivent exister, il faut qu’on puisse rendre raison, pourquoi elles doivent exister ainsi, et non autrement. » C’est l’interrogation la plus philosophique – métaphysique – qui ait jamais été posée.

C’est un « fait métaphysique » que les êtres luttent pour l’existence. Même la théorie des espèces de Darwin par la sélection naturelle présuppose ce fait métaphysique qui n’est pas le fruit de l’évolution mais le premier moteur pour ainsi dire de l’évolution.

Ainsi, lorsque Peterson déclare : « Se lever physiquement implique aussi se lever métaphysiquement. », il faut comprendre que l’évolution de l’être humain est précédée par une réalité de type métaphysique qui n’est pas soumise à l’évolution et que présuppose l’évolution. Se lever métaphysiquement, c’est cesser d’attendre de la science notre raison d’être.[4] En somme, c’est la redécouverte de la philosophie, c’est-à-dire la réflexion sur le sens des choses.




[1] Jordan B. Peterson, 12 règles pour une vie. Un antidote au chaos, Paris, Lafon, 2018.
[2] Thomas Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, Livre 1, 11, Paris, Gallimard,2000, p. 187.
[3] A. D. Sertillanges, Le christianisme et les philosophies. Les temps modernes, Paris, Aubier, 1941, p. 438.
[4] Ce que propose malheureusement Daniel Baril dans Tout ce que la science sait de la religion, PUL, 2018.

vendredi 2 novembre 2018

Williams James et la légitimité de la croyance religieuse

NOTE LIMINAIRE : Le billet qui suit est un ''Devoir de philo'' en réponse au Devoir de philo de Daniel Baril intitulé '' La science et la religion s’affrontent dans la recherche de la vérité '' paru le 27 octobre 2018 dans Le Devoir. J'ai soumis le texte qui suit au directeur de ces pages, Robert Dutrisac qui a refusé sa publication. Au-delà des raisons formelles, dont le fait qu'on ne saurait publié un Devoir de philo qui réplique à un autre Devoir de philo, je tiens pour ma part qu'il s'agit encore une fois de raisons purement idéologiques qui repoussent systématiquement les idées antiprogressistes, de droite, et favorables à la religion (chrétienne). Ce qui ne doit guère étonner puisqu'au Québec la domination des idées progressistes dans l'univers intellectuel est aujourd'hui sans partage.


William James (1842-1910)
La gouverneure générale Julie Payette a suscité la controverse, l’an dernier à la même époque, en déclarant ce qui suit à laConférence sur les politiques scientifiques canadiennes :
« Pouvez-vous croire qu'encore aujourd'hui, dans une société instruite et malheureusement dans certains gouvernements [...] nous soyons encore en train de débattre et de nous demander si la vie est le résultat d'une intervention divine ou si elle résulte d'un processus naturel ou encore moins, oh mon Dieu, d'un processus aléatoire ? »
Dans son discours, Mme Payette, une ancienne astronaute diplômée en génie informatique, s'est demandée comment il est possible que certaines personnes croient encore qu'une « intervention divine » soit à l'origine de la vie ou que la personnalité soit déterminée par l'astrologie. Comme si la croyance chrétienne était parfaitement irrationnelle à l'égal de l'astrologie! Je suis croyant, de confession catholique, et trouve blessant qu'une responsable politique, représentant apparemment tous les Canadiens, amalgame l'astrologie à la foi chrétienne.

En fait, aujourd’hui, toute croyance est déclarée suspecte. Elles sont a priori jugées de mauvais alois. Le mot ‘croyance’ renvoie désormais à la détestable croyance religieuse. Comme s’il n’y avait que des croyances de type religieux ! Dans ce Devoir de philo, je ferai appel à un philosophe américain, l’un des fondateurs du ‘pragmatisme’, William James (1842-1910) afin de réhabiliter les droits de la croyance de la foi chrétienne. Je répliquerai au Devoir de philo de Daniel Baril La science et la religion s’affrontent dans la recherche de la vérité en prenant pour figure de proue Bertrand Russell.

Il est de bon ton aujourd’hui de penser qu’un philosophe n’est pas là pour croire, ni pour faire croire, mais pour penser et faire penser. C’est là une lubie la mieux partagée au monde (pour paraphraser Descartes au sujet de la raison). Le philosophe qui croit, dit-on encore, cesse de penser. Il bascule alors dans le mode obscur de la croyance qui ne permet en aucune manière de connaître, c’est-à-dire de trouver la vérité. Pour Baril, tout comme pour Russell, les religions ne sont que systèmes de croyances, aucune espèce de vérités et, donc, de connaissances, ne peuvent en être extraite.

Avec Russell, ainsi d’ailleurs pour la pensée moderne en général, les religions sont toutes mises sur un même un pied d’égalité : des croyances aussi loufoques que la croyance en une théière chinoise en orbite autour de la terre. Pourtant, pour quiconque connaît la religion chrétienne, croyance et foi ne sont pas exactement identiques. Les juifs du temps de Jésus croyaient certes en leur Dieu-YHWH. Jésus n’est cependant pas venu les convaincre de croire en YHWH mais d’avoir foi en lui. La foi est, donc, un engagement, mais d’abord une relation entre des personnes. Par exemple, les partisans de Québec Solidaire croient en Manon Massé parce qu’à leurs yeux la chef de QS est digne de confiance, digne donc de foi. La foi n’est donc pas qu’une croyance - aussi débile qu’on voudra. En christianisme, la foi est conçue comme une vertu dite ‘théologale’, par opposition aux vertus cardinales. Qui dit vertu, dit quelque chose d’ardue, qui engage dans une relation personnelle avec autrui - mon épouse, un chef d’un parti politique, ou Dieu.

Dans notre belle modernité, où tout est nivelé par le bas, dont la foi, il eut toutefois des voix discordantes qui se firent entendre. William James fut l’un d’eux. James est l’auteur d’un important essai, La volonté de croire (The Will to Belief, publié en 1897). En fait, le titre de l’essai n’est pas des plus heureux. Il aurait dû s’intituler, Le droit de croire. La croyance religieuse n’est pas un objet soumis à la volonté, bien que la foi implique une décision libre. Ce que veut montrer James, c’est que la foi n’est pas une lubie, mais une  attitude parfaitement légitime à adopter. L’essai pose la question « Avons-nous le droit de croire que Dieu existe ? », et non pas si Dieu existe.

Dans sa préface, James égratigne au passage les intellectuels de son temps, nourris de la science, atteints d’une sorte de maladie ou d’impuissance à croire : « …cette faiblesse est déterminée par l’idée, soigneusement entretenue, d’une prétendue évidence scientifique dont la possession écarterait tout danger de naufrage dans la recherche de la vérité. » Les Russell et les Baril de ce monde sont ici pointés du doigt. Pour eux, croire paraît être une maladie virale dont il faut absolument se prémunir. Pour cela, il faudrait se coller le plus près possible sur les vérités de la science; il n’y en aurait pas d’autres en dehors d’elle. On désigne usuellement par le nom de « scientisme » cette position épistémologique, dont le mot d’ordre pourrait se résumer par la formule : Hors de la Science, point de salut ! Il s’agit, en somme, d’une sorte de puritanisme profane, plus précisément d’un rationalisme pur et dur.

William James plaide pour sa part pour un empirisme radical, l’exact opposé du rationalisme de Russell. La croyance religieuse – la foi – n’a rien de parfaitement obscure. Elle résulte d’une expérience spirituelle que James analyse en profondeur dans Les formes multiples de l’expérience religieuse. Essai de psychologie descriptive (1905). Au départ, note James, la personne vit un mal-être lancinant qui débouche, ensuite, sur la délivrance. Dans La volonté de croire, William James énonce trois critères permettant à coup sûr d’indiquer si une croyance est bel et bien de nature religieuse.

1) D’abord, la croyance en question doit être vivante. La croyance loufoque qu’évoque Russell touchant la fameuse théière en orbite autour de la terre est tout, sauf vivante. De même pour la croyance en Zeus, même si la mythologie grecque fait partie de la culture occidentale classique. On parle en ce sens du grec ancien comme langue morte; même chose pour la religion des anciens Grecs. Au contraire, la foi en Jésus Christ demeure toujours vivante, malgré un recul notable depuis le siècle des Lumières. Par ailleurs, si une croyance religieuse est vivante, c’est qu’elle propose un salut vis-à-vis la réalité de la mort. Nous sommes mortels, et c’est d’ailleurs devant la réalité de la mort que les religions se distinguent quant à leur proposition de salut. La théière de Russell n’offre aucun salut, c’est pourquoi elle n’est pas vivante.

2) Corolairement, une croyance vivante devient importante. En effet, une croyance vivante est, par implication, importante. Si une proposition de salut est vivante, au sens où elle constitue une réponse à la mort, la croyance religieuse devient éminemment importante. Et si elle est importante, on peut dire que la croyance en question devient hautement signifiante. Une croyance religieuse, par conséquent, donne sens, une direction, un but, une finalité, c’est-à-dire une raison d’être (à la mort en particulier). La science n’offre pas de sens aux phénomènes naturels. Elle offre une explication de type causal, point à la ligne. Et nous pourrions dire qu’il s’agit d’une cause efficiente ou motrice, pour employer la terminologie d’Aristote touchant les quatre types de cause que le Stagirite distinguait. La cause dite ‘finale’ fut exclue de la science moderne expérimentale. C’est ici le point de fracture entre l’ancienne science des sciences – la métaphysique – et la science moderne laquelle usurpa son titre à la métaphysique.

3) Enfin, une croyance pour être religieuse doit être obligée. Au sens où croyant ou athée, je suis interpellé par elle. Même le sceptique (athée ou agnostique) se trouve interpellé par la croyance en question. Il doit y répondre positivement ou négativement. Dans le second cas, on a raison de le désigner comme ‘incroyant’ ou ‘non-croyant’. Il refuse l’option. Encore une fois, même s’il refuse l’option, il est pour ainsi dire mis en demeure d’y répondre. Et encore ici, la croyance en une théière autour de la terre, n’est pas une croyance obligée.

Cela posé, William examine ensuite de manière critique l’Éthique de la croyance (1877) de William Kingdon Clifford (1845-1879). Dans ce fameux texte, l’auteur écrit : « On a tort, partout, toujours et qui que l’on soit, de croire quoi que ce soit sur la base d’éléments de preuve (evidence) insuffisants. » De son côté, James imagine la situation périlleuse suivante.

Supposez par exemple que je gravisse une montagne et que je me trouve à un moment donné dans une situation telle qu’un saut dangereux demeure ma seule chance de salut. Faute d’expérience antérieure, mes aptitudes à exécuter ce périlleux exercice n’apparaissent pas avec évidence; mais l’espoir et la confiance en moi-même me donnent la certitude que je ne manquerai pas mon but et communiquent à mes muscles la vigueur nécessaire pour accomplir ce qui, à défaut de ces émotions subjectives, eût été probablement impossible. Supposez au contraire que la peur et la méfiance l’emportent; ou supposez encore qu’ayant précisément lu l’Éthique de la croyance [de Clifford], je considère comme un péché d’agir sur une hypothèse qu’une expérience préalable n’a point validée – j’hésiterai alors si longtemps alors si longtemps qu’à la fin, épuisé et tremblant, je m’élancerai dans un moment de désespoir, manquerai mon élan et roulerai dans l’abîme.[1]

Si, dans une telle situation, je m’en remets au principe de Clifford énoncé précédent, alors, nous dit James, la seule possibilité, c’est de mourir lamentablement sur place, aucune évidence ne m’autorisant à réaliser avec succès le saut en question. Le principe de l’éthique de la croyance de Clifford est, on le constate, fort exigeant, voire impossible à réaliser dans bon nombre de cas. Je connais des amateurs de hockey, partisans du Canadien de Montréal qui, l’an dernier, espérait jusqu’à la dernière minute, que leur club favori fasse les éliminatoires. Peine perdue, aurait dit Clifford ! Espoir vain, car il ne reposerait sur aucune évidence suffisante. En fait, si l’on devait suivre la recommandation de Clifford, le monde s’écroulerait rapidement.

Clifford ne fut pas le dernier à proposé son principe éthique de la croyance. Bertrand Russell proposa lui aussi un tel principe au tout début de ses Essais sceptiques : «… il n’est pas désirable d’admettre une proposition quand il n’y a aucune raison [ground] de supposer qu’elle est vraie. » Dans Pourquoi je ne suis pas chrétien (1959), Lord Russell énonce le même principe : « L’habitude de fonder les convictions sur des preuves [evidence], et de ne leur accorder de certitude que dans la mesure où elles sont garanties [warrants] par des preuves [evidence], guérirait, si elle devenait générale, la plupart des maux dont souffrent l’humanité. »

Encore, une fois, s’il fallait s’en tenir strictement à la proposition de Russell, l’humanité serait mise à mal. Par ailleurs, l’objection que l’on adresse à Russell ainsi qu’à Clifford, c’est que l’‘évidence’ de leur principe demeure insuffisante. Il s’agit, en somme, de vœux pieux, au demeurant purement subjectifs, ne reposant sur aucun fait.

Se pourrait-il que la lieutenant gouverneure, Julie Payette, soit tombée dans le piège ouvert par Clifford et Russell ? Posé la question, c’est y répondre. On ne peut que lui proposer de lire impérativement La volonté de croire de William James.[2]




[1] William James, La volonté de croire, Paris, Les empêcheurs de tourner en rond, 2005, p. 118.
[2] Pour aller plus loin, j’invite le lecteur à lire mon essai Du fiabilisme. La garantie métaphysique de la foi, Connaissances et Savoirs, 2017.

vendredi 28 septembre 2018

Pourquoi j'ai voté pour le Parti conservateur du Québec


Au moment d’écrire ces lignes, je suis plongé dans la lecture d’un livre biblique, le Qohélet. C’est un étrange écrit. Il détonne avec le reste des livres qui composent la Bible. Mais il est drôlement intéressant. Il interroge ce qui fait le bonheur. Tout le monde connaît sans doute le second verset : « Vanité des vanités, dit Qohélet [l’Écclésiate], tout est vanité ! » Les hommes passent, le monde, le jour, la vie, la joie, le travail; bref, la condition humaine étant ce qu’elle est, tout passe. Les experts exégètes qui se penchent sur ce texte vieux de 25 milles ans, présentent d’autres traduction à la place du mot ‘vanité’ (hébreux, hével). Ma préférence va pour le mot ‘impuissance’ : « Impuissance de la puissance, tout est impuissance. »

Les progressistes carburent, eux, aux changements, au progrès, à la nouveauté. Le changement est toujours sur leurs lèvres. Qui est contre le changement ? Qui houspille contre le progrès ? Le progressiste a le vent dans les voiles. Au contraire, le conservatisme a mauvaise presse. John Stuart Mill (1806-1873), député whig au Parlement de Londres déclarait : « Le parti conservateur [tory] est, de par sa composition même, le parti le plus stupide.»[1] Dans la joute parlementaire, on peut croire que le mot était de bonne guerre. Appeler à nuancer ses propos, Mill signa et persista: «Ce que j’affirmai, c’était que le parti conservateur, de par la loi de sa constitution, était nécessairement le plus stupide parti. Et je ne retire pas cette affirmation; mais je ne voulais pas dire que les conservateurs sont généralement stupides; je voulais dire que les gens stupides sont généralement conservateurs. »[2]

Les démocrates (les progressistes) aux USA se plaisent à qualifier Donald Trump de stupides – pour ne pas dire autres choses de plus méchant encore.

Qohélet, un sage conservateur, ne fait que reconnaître la sagesse du monde, à savoir: plus ça change, plus c’est pareil. Qu’à va-t-on passer à autre chose ? Va-t-on en finir un jour avec le progressisme, en reconnaissant, une fois pour toutes, ce qui demeure à travers le changement ? Sans le réaliser, nous sommes les adeptes de Héraclite d’Éphèse qui, il y plus de 25 milles ans, affirmait que tout change. Or, pour pouvoir dire que tout change, il faut bien qu’il y a des choses qui demeurent, non ? Le philosophe grec errait. Qohélet, de sa Palestine, lui répond : tout coule, mais quelque chose demeure : YHVH.

Au Québec, depuis 1960, le progressisme à mis K.O. le conservatisme. Nous avons diabolisé le conservatisme en noircissant à grands traits l’Union Nationale de Maurice Duplessis. La Grande Noirceur.

Manon ‘Marxisme’ Massé affirme que la lutte contre le réchauffement climatique est celle du socialisme. Je ne comprends pas. Celui ou celle qui se déclare maintenant socialiste, c’est ceux qui luttent contre les changements climatiques ? N’est-ce pas ce que font Couillard et Macron ? Sont-ce dès lors deux adeptes du socialisme, contrairement à Trump qui n’y croit pas ? Manon Massé mélange plus qu’elle n’éclaire.

Ce qui m’afflige plus que tout, ce sont ces jeunes qui boivent à l’ivresse les paroles de cette communicatrice hors-pair. Les jeunes, on le sait, carburent aux changements. Ils ont l’esprit tendu vers les promesses révolutionnaires de l’héraclitéenne. Le conservatisme, c’est pour les vieux, les vieux réac, assis sur leur derrière, confortablement, détestant profondément le changement. C’est là une attitude progressiste par excellence.

Adrien Pouliot, chef du parti conservateur du Québec, n’a pas la cote. On comprend. Pour les progressistes, qu’ils soient libéraux, caquistes, péquistes ou solidaristes, le PCQ constitue un véritable dinosaure. Une sorte d’extra-terrestre, quoi !

Cependant, il y a de ces progressistes qui, tel le cinéaste Bernard Émond, ne sont pas du tout prêt à embrasser les diktats progressistes ‘main stream’. Il y a quelque chose à conserver d’important. Quoi ? La religion catholique, par exemple, qui a tant marqué le Québec, ou plutôt le Canada français. Émond se désole de cette perte incommensurable. Sa trilogie des vertus théologales en témoigne.

Les progressistes athées et agnostiques militent farouchement pour qu’on enlève le crucifix pendu au mur de l’Assemblée nationale, posé là par l’Union nationale de Duplessis. Pourtant, Maurice Duplessis voulait par là faire une pied-de-nez aux progressistes libéraux d’Ottawa ne jurant que par la couronne britannique adepte de l’anglicanisme. Nous, de la province du Québec, nous ne nous agenouilleront jamais devant la couronne d’Angleterre soumise à l’anglicanisme. Nous sommes catholiques, et la croix est le symbole des premiers chrétiens (ainsi que les poissons). Il est vrai que la croix n’est pas le symbole officiel de l’Église catholique, mais elle autorise sa désignation. Les progressistes, eux, veulent bannir de l’Assemblée nationale, ce symbole par trop orienté vers le catholicisme. C’est d’ailleurs l’un des objectifs principaux du Mouvement laïque québécois : éradiquer à jamais le catholicisme de la mémoire du Québec.

De toute façon, qui a peur du PCQ ? Il n’est même pas dans la course. Personne n’en entend parler. Si personne n’en parle, alors quoi ? Qohélet est un livre de la Bible, et personne ne le lit plus - ou presque. Il se pourrait qu’un jour on le redécouvre, et qu’on se dise : « Vraiment, ce livre est important; il nous parle aujourd’hui, même s’il a été rédigé il y a des lunes. ».

Idem pour le parti conservateur. Au Royaume-Uni, 75% du temps, ce parti fut au pouvoir au XXe siècle. En 1979, lorsque Margaret Thatcher pris le pouvoir, pendant toute une décennie, elle dénationalisa ce que le Labour Party avait nationalisé ce qui conduisait le Royaume-Uni sur une pente fatale.

Manon ‘Marxiste’ Massé fera dans la nationalisation. Allons-nous, ainsi, glisser sur une pente fatale ?



[1] John Stuart Mill, Autobiographie, Paris, Aubier, 1993, p. 235.
[2] John Stuart Mill, Autobiographie, Paris, Aubier, 1993, p. 235. Mill répondait directement à Sir John Pakington.

lundi 4 avril 2016

L'ÉDUCATION RATIONALISTE. À PROPOS DE GEORGES LEROUX, DIFFÉRENCE ET LIBERTÉ (Boréal, 2016)





Georges Leroux, professeur émérite de philosophie, s’est donné corps et âme à la philosophie de l'éducation. En témoigne, sa collaboration au cours Éthique et de culture religieuse (ECR) en place depuis 2008, programme qui replace, au primaire et au secondaire, les défunts cours d’enseignement religieux catholique et de morale. Un an auparavant, il publiait un petit opuscule à la défense du cours ECR : Éthique, culture religieuse, dialogue. Arguments pour un programme (2007). Près de dix ans plus tard, il revient à la charge avec un gros essai Différence et liberté, où il tente de justifier philosophiquement l’éducation au pluralisme.

 


On ne peut douter de l’intérêt marqué et profond que Leroux porte au pluralisme. On sent la passion qu’il l’anime. Leroux est un démocrate dans l’âme pour qui la liberté de conscience et de religion est fondamentale. Comme disait Voltaire (ou ce qu’on aime à lui faire dire) « Je ne suis pas du tout d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort s’il le faut pour que vous ayez le droit de le dire. » C’est, pourrions-nous dire, le credo politique de Leroux. Toute sa démarche s’inscrit dans un courant aujourd’hui omniprésent de la démocratie et de la laïcité. Leroux, comme ses acolytes, est un fils du siècle des Lumières. En fait, il faut faire de Leroux un disciple de Voltaire lequel écrit dans son Dictionnaire philosophique (1764), à l’entrée « Secte » : « Or qui jugera de ce procès [entre deux personnes professant des croyances contraires ou différentes] ? Qui décidera entre ces deux énergumènes ? L’homme raisonnable, impartial, savant d’une science qui n’est pas celle des mots; l’homme dégagé des préjugés et amateur de la vérité et de la justice; l’homme enfin qui n’est pas bête, et qui ne croit point être ange. »[1]

L’homme raisonnable qu’évoque ici Voltaire est celui à qui Leroux aimerait que nos jeunes ressembla. Jusque-là, je pense, tout le monde en conviendra. Sauf que, subrepticement, Leroux nous fait avaler, sans mot dire, la philosophie rationaliste sur lequel repose son projet d'éducation au pluralisme.

Georges Leroux se dit « communautarien » (voir p. 24). Je n’en crois pas un mot. Leroux est plutôt adepte de la philosophie politique rationaliste de John Rawls, auteur du livre fameux Théorie de la justice (1971). Pour Rawls, le pluralisme s’impose, non seulement de fait, mais de droit. Dans la « position originelle sous le voile d’ignorance » nous aurions en effet convenu que tous doivent disposer de la liberté de penser et de croire. Dès lors, peu importe ce que l’un dit croire ou penser, il a la liberté de le faire – dans la mesure, évidemment, où il n’entrave pas l’autre de faire de même. Voilà le « contrat social » assurant le pluralisme de droit. L’éducation doit suivre ce contrat social assurant le pluralisme. C’est ce que propose Leroux ni plus ni moins. Pour se faire, l’éducation doit donc veiller à affiner la raison – « la chose du monde la mieux partagée », écrivait Descartes dans le Discours de la méthode – afin d’évaluer de l’universalité d’une croyance par rapport à une autre, car la raison vise l’universelle.

Le philosophe britannique, Michael Oakeshott (1901-1990), publiait en 1947 un texte percutant « Le rationalisme en politique ».[2] Je crois qu’on peut dire que la philosophie politique au XXe siècle est rationaliste. La philosophie politique de celui qu’on tient comme le plus grand de tous sur le sujet, John Rawls, est donc rationaliste de part en part. Leroux admet que sa réflexion sur le pluralisme fut influencée par celle de Rawls.

Michael Oakeshott montre, de son côté, que la très mal-aimée de la philosophie politique rationaliste, c’est la tradition, plus précisément l’autorité. Le penseur rationaliste, écrit Oakeshott

…défend (il est toujours en train de défendre) l’indépendance de l’esprit en toutes les occasions, la pensée libre de toute obligation envers quelque autorité que ce soit exceptée celle de la « raison ». Les circonstances du monde moderne [et Dieu sait que Leroux sait décrire l’état irrespirable de l’éducation cléricale catholique dans lequel baigna son éducation supérieure] l’ont rendu batailleur : il est l’ennemi de l’autorité, du préjugé, de ce qui est simplement traditionnel, coutumier ou habituel. Son attitude mentale est à la fois sceptique et optimiste : sceptique, parce qu’il n’a pas d’opinion, d’habitude, parce qu’il n’y a rien qui soit fermement enraciné ou largement accepté qu’il n’hésite à mettre en question et à juger par ce qu’il appelle sa « raison »; optimiste, parce que le rationaliste ne doute jamais de la puissance de sa « raison » (lorsqu’elle est proprement appliquée) pour déterminer la valeur d’une chose, la vérité d’une opinion, ou le caractère approprié d’une action. En outre, il est renforcé par une croyance en une « raison » commune à toute l’humanité, faculté commune d’examen rationnel, qui est le fondement et l’inspiration de l’argumentation : sur sa porte est écrit le précepte de Parménide – Juge par une argumentation rationnelle.

Le programme d’enseignement de la philosophie au collégial, dont Georges Leroux fut l’un des concepteurs de premier plan, embrasse le credo rationaliste. La détestable pensée thomiste, soi-disant dogmatique et fermée sur le monde moderne, fut l’objet des attaques et de l’ire des jeunes penseurs rationalistes. Pierre Després, pour l’un, prend fait et cause pour les penseurs « libéraux » (rationalistes) qui revendiquèrent alors une pensée autre que la pensée chrétienne catholique.[3] Ces penseurs, influencés par le siècle des Lumières, revendiqueront, il va sans dire, la raison, en lieu et place de la détestable autorité qu’exerça soi-disant alors l’Église catholique. Georges Leroux sera du nombre. Il mène depuis lors le combat qui a porté ses fruits et dont ses collègues bénéficient aujourd’hui. La philosophie thomiste n’est plus enseignée aujourd’hui, autant au collège qu’à l’université. Elle n’est plus qu’un vestige oublié, abandonné et enterré, en tout cas totalement absent de l’espace publique, réfugié dans les églises qui se vident. Le rationalisme crie sa victoire et poursuit son combat niveleur. C’est le combat de Leroux.

En 1976, j’entrais au cégep du Vieux Montréal, inscrit au programme de philosophie (qui n’existe plus aujourd’hui). Je n’apprenais qu’à lire et à analyser que des discours syndicaux afin de montrer la « déviance » idéologique des syndicats selon une perspective marxiste. J’ai au moins appris que le dogmatisme n’était pas le seul fait de l’Église catholique mais de toute pensée rationaliste, dont le marxisme. Ce fut un temps de ténèbres pour la philosophie et son enseignement. Je n’avais rien appris de la philosophie et des grands philosophes (sauf Descartes avec l’inoubliable Josiane Ayoub, cette bonne adepte des Lumières qui nous apprenait à lire Descartes à l’aide d’une lunette marxiste). Malgré ces temps sombres de vaches maigres, je lisais par moi-même, comme autodidacte, entre autres un livre du Père Antonin-Gilbert Sertillanges (1863-1948), dominicain, La vie intellectuelle. Son esprit, ses conditions, ses méthodes (1944). Je lus également les dialogues socratiques de Platon ainsi que les œuvres de mon philosophe préféré à l’époque, le danois Soren Kierkegaard. Du livre du Père Sertillanges, une phrase m’était restée, gravée en mémoire: « Pour juger vrai, il faut être grand. » (p. 33)

Comment devenir grand dans une éducation qui vous ratatine au lieu de vous élever ? Car, aujourd’hui je le sais, le rationalisme nivelle vers le bas. Au lieu d’élever l’homme à sa dignité, il le rabaisse. Ne suivons pas les avis de ceux et celles qui nivellent vers le bas. Ne suivons pas l’avis de Georges Leroux. Lui, il a reçu une éducation de premier ordre. Aujourd’hui, il tente de nous convaincre que nos jeunes devraient se contenter de la liberté; mais c’est se satisfaire de peu. Faisons-lui un joli pied de nez en revenant à la tradition et à l’autorité.






[1] Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, GF Flammarion, 2010, p. 489. Je souligne.

[2] Disponible en ligne en traduction française: http://www.cairn.info/revue-cites-2003-2-page-121.htm
 

[3] Cf. Pierre Desprès, « Le rapport Parent. Un changement de paradigme pour la philosophie (1963-1967)», in L’enseignement de la philosophie au cégep. Histoire et débats, PUL, 2015, p. 13-14.

jeudi 7 janvier 2016

PLAIDOYER POUR LA TRANSCENDANCE. Introduction : de la science à la métaphysique

Voici l'introduction d'un essai à paraître chez Liber dont le titre est Plaidoyer pour la transcendance. Une réponse à l'essai de Jocelyn Giroux et Yves St-Arnaud, L'hypothèse Dieu (Liber, 2015).
 
 
INTRODUCTION
DE LA SCIENCE À LA MÉTAPHYSIQUE

Il faut d'emblée saluer cette main tendue vers le croyant qu’offrent les auteurs de L’hypothèse Dieu[1], Jocelyn Giroux et Yves St-Arnaud. Il sera question de cet essai dans les pages qui suivent, non pas du détail mais principalement touchant la thèse défendue. Je voudrais plaider pour la transcendance, Dieu, plus précisément le Dieu de Jésus Christ. Je soutiendrai aussi que ce Dieu transcendant, le Dieu chrétien, est aussi présent dans l’immanence, de telle sorte qu’il n’y a pas, malgré les apparences, de dualité entre le transcendant et l’immanence.

L’Hypothèse Dieu détonne par rapport aux autres ouvrages qui, depuis Voltaire, défendent les mérites de l’athéisme, de l’agnosticisme et de la libre-pensée. Ceux-ci ont souvent le tort de l’agressivité et de la virulence vis-à-vis de la religion, de l’Église catholique en particulier. Leur virulence s’explique sans doute par des siècles de mépris et d’intolérance à leur endroit. Aujourd’hui, il est admis qu’on puisse vivre une spiritualité sans Dieu, de sorte qu'aucune religion ne détient le monopole de la spiritualité. Un catholique comme moi n’a aucune difficulté à le reconnaître puisque, qu’on le réalise ou non, l’être humain est par nature spirituel. Pour ma part, je plaide dans les pages qui suivent que le plein épanouissement spirituel passe obligatoirement par l’existence et la reconnaissance d’une transcendance, Dieu, le Dieu de Jésus Christ en particulier. Dans nos sociétés modernes démocratiques, les sujets humains ont tous les droits. Je suis d’avis que la source de cette « libération » de l’homme occidental moderne est directement issue pour une large part au christianisme.

Ce qui m’intrigue et nourri ma perplexité, toutefois, c’est qu’on puisse vivre une réalité spirituelle tout en étant partisan, consciemment ou non, d’une métaphysique matérialiste. Je comprends qu’on puisse ne pas croire en Dieu, et tout de même vivre une spiritualité sans transcendance. J’éprouve cependant une grande perplexité devant des hommes et des femmes qui se déclarent athées ou agnostiques et qui prétendent, du même souffle, que tout soit réductible en dernière analyse à la matière. Non pas que je sois adepte de l’idéalisme voulant que seul l’esprit existe, et que la seule réalité soit de nature spirituelle. Partisan de l’aristotélisme ainsi que du thomisme, j’ai plutôt tendance à penser que l’être humain est un être à la fois corporel et spirituel.[2] Après tout, comme catholique, je crois en la résurrection des corps, corps et esprit formant la personne. Le christianisme enseigne non pas la divinisation de l’homme, mais son humanisation. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Dieu s’est fait homme en Jésus Christ. Aussi, il importe de comprendre que le christianisme n’enseigne pas seulement l’existence d’une transcendance – Dieu -, mais d’une transcendance indissociable de l’immanence – Dieu incarné.

            Cela dit, s’il faut saluer l’invitation au dialogue que sollicitent les auteurs de l’Hypothèse Dieu, la prudence est de mise. Le titre lui-même recèle, en effet, un piège devant lequel le croyant ne doit pas céder. Dès le départ, il convient de signaler le malentendu qui consiste à faire de l’existence de Dieu une question de type scientifique mais qui ne l’est pas car la question en est foncièrement une de nature métaphysique. C’est ce que je défends dans cet essai. Les auteurs de l’Hypothèse Dieu posent la question de l’existence d’une divinité semblable à une simple hypothèse émise en science touchant l’existence ou non d’un certain type de réalité. Ce qui est trompeur, mais bien caractéristique de la manière dont, depuis le Siècle des Lumières, qui voient les débuts des triomphes de la science et la rétrogradation de la métaphysique comme « science », tous les problèmes et énigmes doivent être traités et résolus.

            On ne peut donc que donner raison à Étienne Gilson (1884-1978) qui, dans L’athéisme difficile, écrit : « Il n’y a pas à proprement parler d’athéisme scientifique, parce que la science n’a pas compétence pour traiter de la notion de Dieu…»[3] Ce fut également l’avis de Ludwig Wittgenstein qui, dans le Tractatus logico-philosophicus, déclare que la philosophie, et a fortiori la métaphysique, n’est pas une science de la nature.[4] « Dieu », écrit encore Wittgenstein, « ne se révèle pas dans le monde. » C’est en substance ce que soutenaient Gilson et la tradition métaphysique, dont saint Thomas d’Aquin, qu’il a étudié sa vie durant. Pour Gilson, comme pour Wittgenstein, Dieu n’est pas un être parmi les autres êtres qui peuplent le cosmos. En ce sens, Dieu est transcendant, de sorte que les méthodes scientifiques sont vaines pour décider de son existence.

Tout ne se passe donc pas avec Dieu comme s’il s’agissait de savoir si les extra-terrestres existent ou non. L’existence de Dieu n’est pas, aurait dit Wittgenstein, logiquement (ou « grammaticalement ») une hypothèse de type scientifique qui viserait soi-disant à expliquer la cause ultime des phénomènes naturels. Le métaphysicien n’est donc pas coupable, comme on l’accuse trop souvent, de faire de la mauvaise science. Tel Javert à la poursuite acharnée de Valjean, Bertrand Russell (1872-1970) s’est acharné à condamner les théologiens qui ont proposé des « preuves » de l’existence de Dieu, dont saint Thomas d’Aquin qui, à ses yeux, n’est pas digne du titre honorifique de philosophe.[5]

La question de l’existence de Dieu est donc une question par nature métaphysique, concernant l’être en tant qu’être comme le soutenait Aristote, le fondateur de la discipline, et qu’a fait ensuite sienne saint Thomas d’Aquin. À cet égard, Aristote parle de la science suprême, la théologie. Évidemment, il ne s’agit pas pour Aristote de la théologie conçue sur le donné de la Révélation (chrétienne), mais plutôt de théologie naturelle au sens où par le seul recours à la raison naturelle de l’homme, il est possible de reconnaître la légitimité d’un être divin, cause première du monde. On comprend que Thomas d’Aquin ait pu trouver chez le maître du Lycée un éminent penseur qui a pour ainsi dire pavé la voie à la théologie révélée à l’aide de la théologie naturelle.

Il est intéressant de noter que Thomas d’Aquin n’emploie pas comme tel le terme de « preuve » dans la Somme théologique. Il parle plutôt de « voies » (viis). Il s’agit d’avenues, de chemins; bref, de directions, mieux, de sens. Le terme « preuve » peut susciter, en contexte métaphysique, un contre-sens car il n’est pas celui qui est d’usage en science. C’est d’ailleurs ce qui explique que lorsque les modernes s’emploient aujourd’hui à discuter des « preuves » en faveur de l’existence de Dieu, ils ont tôt fait de les ridiculiser pour les rejeter, car elles ne respectent pas les standards de la science expérimentale. Il s’agit alors d’une sorte de sophisme de la caricature. Ainsi, lorsque Russell daigne jeter son regard hautain d’homme éduqué à la science moderne, de loin supérieure à la vieille métaphysique poussiéreuse des médiévaux, sur les pseudos preuves en question, dont celle de la « cause première » à l’univers, il ne s’y attarde pas : « Aussi n’est-il peut-être pas nécessaire de passer plus de temps sur l’argument de la cause première. » En effet, si tout a une cause, alors Dieu lui-même doit aussi avoir une cause. Qui a créé Dieu, dès lors que tout a une cause ? se demandait dans sa jeunesse le futur philosophe. Conclusion : il est certainement faux de croire que Dieu soit la cause première du monde. Les réflexions du jeune de Russell resteront sur ce point bien puériles.

Normand Baillargeon, qui se fait fort d’être disciple de Lord Russell[6], esquisse lui aussi à l’emporte-pièce la prima via – la première voie – de la Somme théologique de l’Aquinate.[7] Le célèbre auteur du Petit cours d’autodéfense intellectuelle ne daigne même pas examiner pour elle-même la première voie de Thomas d’Aquin. Il s’en remet à ce que la tradition philosophique moderne a reçu et corrigé ensuite de la dite « preuve », en particulier chez Kant et surtout Hume. En somme, Baillargeon, en bon penseur « critique », met les lunettes de Hume pour critiquer la première « voie » de l’Aquinate et, finalement, la rejeter. Chez les modernes, c’est ainsi qu’on procède. C’est d’ailleurs ce qui explique que, pour Russell, Thomas d’Aquin n’est pas réellement un philosophe digne de ce nom. C’est peut-être un grand saint pour les catholiques, mais certainement pas un philosophe digne de ce nom.

Aucun des critiques modernes ne daignent citer le texte poussiéreux latin de la Somme thomasienne. Citons-le donc pour une fois :

Que Dieu existe, on peut prendre cinq voies pour le prouver.

La première et la plus manifeste est celle qui se prend du mouvement. Il est évident, nos sens nous l’attestent, que dans ce monde certaines choses se meuvent. Or, tout ce qui se meut est mû par un autre. En effet, rien ne se meut qu’autant qu’il est en puissance par rapport au terme de son mouvement, tandis qu’au contraire, ce qui meut le faut pour autant qu’il est en acte; car mouvoir, c’est faire passer de la puissance à l’acte, et rien ne peut être amené à l’acte autrement que par un être en acte… Or il n’est pas possible que ce même être, envisagé sous le même rapport, soit à la fois en acte et en puissance… Il faut donc que tout ce qui se meut soit mû par un autre. Donc, si la chose qui meut est mue elle-même, il faut qu’elle aussi soit mue par une autre, et celle-ci par une autre chose. Or, on ne peut continuer à l’infini, car dans ce cas, il n’y aurait pas de moteur premier, et il s’ensuivrait qu’il n’y aurait pas non plus d’autres moteurs, car les moteurs seconds ne meuvent que selon qu’ils sont mus par le premier moteur, comme le bâton ne meut que s’il est mû par la main. Donc il est nécessaire de parvenir à un moteur premier qui ne soit lui-même par aucun autre, et un tel être, tout le monde comprend que c’est Dieu.[8]

Russell, ainsi que la vaste majorité des commentateurs modernes, considèrent que la notion principale en jeu est celle de cause. Erreur, car nulle part ne trouve-t-on dans le texte précédent de la Somme cette notion. Comme nous le disions, Russell est impatient de l’y trouver car David Hume (1711-1776), son grand prédécesseur, l’a passablement malmenée dans ses œuvres, en particulier dans son traité posthume célèbre Dialogues sur la religion naturelle. Ce qui est au cœur de la première voie thomasienne, c’est le couple métaphysique de la puissance et de l’acte (dunamis/energeia) que Thomas emprunte directement à la métaphysique d’Aristote. Or, comme Russell exècre le maître du Lycée[9], ainsi que toute sa métaphysique, Russell conçoit l’argument du Premier moteur non-mû d’Aristote[10] en termes de « cause première ».

L’objection de Russell et consort ne tient pas non plus : « Si tout a une cause, alors qui est la cause de Dieu ? », car Thomas ne dit pas que tout est mû, mais bien que certaines choses le sont. L’Aquinate ne dit pas non plus que toute chose est mue par autre chose, mais seulement que « si quelque chose est mû, il est mû par quelque chose. » Rien ne laisse deviner donc que Dieu soit en mouvement et, donc, qu’il est mû par quel qu’être mû à son tour par un autre.

Par ailleurs, les penseurs modernes contestent l’idée de l’impossibilité d’une série de causes secondes. Comme l’écrit par exemple Baillargeon : «… on a fait valoir qu’il n’y avait rien d’incohérent à admettre que la chaîne de relations de cause à effet puisse remonter indéfiniment. »[11] Tout se passe donc comme si l’Aquinate concevait la « première cause » (sic) de l’univers comme ayant eu son point d’impact au commencement, au temps zéro pour ainsi dire de l’univers, et que s’il était possible de remonter dans le temps vers ce tout début, en procédant de causes secondes en causes secondes, on aboutirait finalement au fameux Premier Moteur. C’est là un malentendu funeste. Car, de cette manière, on se représente une cause comme précédent temporellement son effet. C’est là une malheureuse méprise qui résulte de l’analyse fautive de Hume, que tout le monde par la suite va reprendre. Il est clair que pour Thomas d’Aquin et Aristote, la cause immédiate d’un effet n’est pas temporellement antérieure à l’effet, mais simultanée. Lorsque une pierre frappe la vitre de la fenêtre, la cause n’est dans le vol de la pierre en direction de la fenêtre, mais lorsqu’elle atteint la vitre volant alors en éclats. L’analyse « sceptique » de Hume contredit le plein sens commun. Il faut conclure que le premier moteur meut simultanément tous les moteurs seconds. Et si Dieu est bien ce Premier moteur toujours en acte, jamais en puissance, cela signifie que Dieu est constamment présent et actif dans sa Création. Dieu, en somme, n’est pas le dieu aristotélicien qui après avoir mis en marche notre monde, s’en retire pour jouir de sa plénitude. Le Dieu de l’Aquinate est celui qui se nomme lui-même dans la Bible : « Dieu lui-même dit (Ex 3 14), ‘Je suis Celui qui suis’ »[12] Évidemment, nous sommes alors en théologie révélée, et non plus en seule théologie naturelle, mais celle-ci supporte la première.

Malgré les errances philosophiques propageant des idées fausses dont les conséquences sont incalculables, cela n’a pas empêché le grand physicien britannique, Stephen Hawking, de déclarer sans ambages au tout début de son ouvrage de vulgarisation scientifique, Y a-t-il un grand architecte dans l’Univers ?, que « la philosophie est morte, faute d’avoir réussi à suivre les développements de la science moderne. »[13] Quoiqu’en pense Gilson, les scientifiques ont aujourd’hui le haut du pavé, et on peut dire qu’on assiste à un athéisme scientifique fondé sur les résultats de la science. Les penseurs scientifiques, comme Hawking, balaient donc du revers de la main la métaphysique comme pseudoscience. Seule la science moderne expérimentale aurait droit au titre honorifique de science. L’être n’est plus qu’une lubie, une bigoterie, etc. C’est l’oubli de l’être, dira Heidegger.

Russell a nourri l’ambition d’éliminer la métaphysique et de la remplacer par la logique de la science. Le problème, c’est que la science recèle une métaphysique, et c’est ce que nous tenterons de montrer dans cet essai. Russell a ambitionné le néant.

Déjà Aristote observait que « La plupart des premiers philosophes considéraient comme les seuls principes de toutes choses ceux qui sont de la nature de la matière. »[14] Le constat vaut encore aujourd’hui. La science souscrit à une métaphysique matérialiste. L’être est fondamentalement matière. Or, la question de l’origine de l’être, c’est-à-dire de la matière ne se pose pas, du moins selon les penseurs adeptes de la science moderne. Tout se réduit à la matière et se suffit à elle-même. La thèse métaphysique du matérialisme est devenue un dogme.

C’est ce qui dit le professeur de biologie québécois, Cyrille Barrette : « La science est…absolument matérialiste…»[15] Attention, toutefois, nuance le professeur émérite de Laval, le matérialisme de la science n’est que méthodologique. « Ce n’est pas un matérialisme ontologique ou métaphysique, c’est-à-dire que la science ne prétend pas pouvoir démontrer que le surnaturel, la magie et le miracle n’existent pas, mais elle n’y croit pas et surtout elle s’interdit de les inclure, même à dose homéopathique, dans ses explications et ses équations. »[16] Bel aveu. Comme si donc la métaphysique ne visait qu’à démontrer le surnaturelle, c’est-à-dire ce qui est au-delà de la matière. Elle serait vaine et inutile, comme on le savait. Du « transcendant », le matérialisme n’en a cure. Quoi qu’il en soit, le matérialisme du scientifique est bel et bien une position métaphysique selon laquelle ce qui est, en toute vérité, c’est la matière, et tout doit s’y réduire. Ce qu’il faut comprendre, en somme des propos d’un homme de science comme Cyrille Barrette, c’est que le réductionnisme est la méthode privilégiée par laquelle opère la métaphysique matérialiste de la science, de la biologie en particulier.

Dans la Métaphysique, au Livre E, Aristote établit la prééminence de la théologie sur les autres sciences. «…il n’est pas douteux…que si le divin (ton thêon) est présent quelque part, il est présent dans cette nature immobile et séparée. […] s’il existe une substance immobile, la science de cette substance doit être antérieure et doit être la Philosophie première... Il lui appartiendra de considérer l’Être en tant qu’être… »[17] Ce que fait d’ailleurs le philosophe dans le livre L, où il établit la nécessité d’un Premier moteur « immobile et séparé », qui est « le dieu » ou « divin ». C’est la Substance des substances, mais incorruptible. C’est donc dire que « le dieu » aristotélicien, Acte pur qu’exige le Premier moteur, possède un corps et, bien sûr, une intelligence supérieure. Il habite « l’éther », le cinquième élément, la « matière éthérique » dans la cosmologie aristotélicienne.

Évidemment, la science moderne réfutera l’existence du fameux « éther » et, avec lui, l’existence du « dieu » aristotélicien. La matière « terrestre » se répand depuis lors dans tout l’univers. Voilà, au fond, la nature de « l’immanence »; toute transcendance étant désormais exclue parce qu’inexistante. On parle depuis lors du « surnaturel » pour désigner l’aspiration (vaine et illusoire) d’une transcendance.

Or, c’est oublié la correction importante que Thomas d’Aquin fera à la théologie « naturelle » d’Aristote. Car, avec le maître du Lycée, il n’était question que de théologie naturelle, visant à établir par les seules capacités de l’intelligence humaine, l’existence d’une divinité qui, il faut le dire, n’est qu’abstraite et jamais providence comme le Dieu chrétien. Thomas d’Aquin est lui porteur de la théologie révélée de la Bible. Pour penser l’être en tant qu’être, Thomas d’Aquin, comme on l’a vu succinctement tantôt à propos de la première voie menant à l’existence de Dieu, empruntera l’appareillage métaphysique d’Aristote tout en y insérant la révélation chrétienne, dont Dieu, le Dieu de Jésus Christ. Surtout, pour résumer succinctement, l’Aquinate ne fera pas de Dieu une substance parmi d’autres. C’est la Pensée pure en acte pur, tout-puissant et créateur de l’univers, dont les hommes en particulier. Le Dieu de saint Thomas d’Aquin est surtout Dieu-trinitaire. En tout cas, c’est le Dieu de nature spirituelle créateur de la matière, le Vivant par excellence, « le Père tout-puissant créateur du ciel et de la terre », comme le dit le credo du croyant.

C’est ici, il va de soi, que les partisans modernes de la métaphysique matérialiste de la science décrochent car, au risque de me répéter, il n’y a pour eux que la matière, l’esprit n’étant qu’une manifestation de la matière et réductible à elle.

À cet égard, Richard Dawkins a formulé ce qu’il appelle « l’hypothèse de Dieu ». Nous passerons beaucoup de temps sur l’hypothèse en question (sans doute davantage que sur l’essai L’hypothèse Dieu), du célèbre biologiste britannique. Dans son essai, Pour en finir avec Dieu (God Delusion), Dawkins écrit :

… je définirai […] l’hypothèse de Dieu de façon plus défendable : d’après cette hypothèse, il existe une intelligence surnaturelle, surhumaine qui a délibérément conçu et créé l’univers et tout ce qu’il contient, nous, entre autres. Ce livre défendra une autre thèse : toute intelligence créatrice, suffisamment complexe pour concevoir quoi que ce soit, ne vient à exister qu’au terme d’un grand processus d’évolution graduelle. Étant produites par l’évolution, les intelligences créatrices apparaissent nécessairement tard dans l’univers, on ne peut donc leur imputer sa conception. Dans ce sens défini, Dieu est une illusion. Et, comme on le verra dans des chapitres ultérieurs, c’est une illusion pernicieuse.[18]

Dawkins rejette donc l’hypothèse de Dieu parce que, selon la théorie de l’évolution darwinienne, Dieu, comme Intelligence suprême, nécessiterait un processus évolutif infini et fort complexe. C’est ainsi que le biologiste peut se passer de cet être transcendant encombrant. Mais qu’est-ce qui EST au départ, selon Dawkins ? À la suite des anciens atomistes grecs qui posaient l’existence d’atomes, apparus on ne sait comment (auraient-t-ils existé de toute éternité ?), le célèbre biologiste évoque dans un autre essai, Le fleuve de la vie, des espèces de boules de « billards atomiques » absolument simples dont les collisions dues au pur hasard engendrèrent éventuellement la vie :

…lorsque les ricochets des billards atomiques se mêlent d’assembler un objet qui présente certaine propriété apparemment innocente, il se produit dans l’Univers un événement formidable. La propriété, c’est la faculté de se répliquer; c’est-à-dire fabriquer d’exactes copies de lui-même, aussi bien que des répliques comportant les erreurs mineures qui peuvent arriver lors de toute reproduction. De cet événement singulier, survenu quelque part dans l’Univers, découleront la sélection naturelle darwinienne et cette explosion baroque que, sur cette planète, nous appelons la Vie.[19]

La thèse métaphysique matérialiste coule de source alimentant le fleuve de la vie. Ce pourrait-il que ce soit le contraire ? C’est-à-dire que Dieu est simple; la matière, complexe ? C’est la thèse que soutient saint Thomas d’Aquin.[20] Nous y reviendrons.

Pour le moment, contentons-nous de rappeler que la métaphysique matérialiste n’offre aucune espérance, aucun salut, car, comme l’écrit de son côté Bertrand Russell (1872-1970) dans un texte percutant « La profession de foi d’un homme libre » : « Tel est dans ses grandes lignes, mais bien plus dénué de finalité, plus vide de sens, le monde que la Science présente à notre croyance. »[21]

Inutile et vain de demander à Dawkins d’où viennent ces « billards atomiques ». Ils sont là depuis la nuit des temps, et il est oiseux, indigne du scientifique de s’enquérir de réponses « métaphysiques » qui ne sont que mythes. Le penseur scientifique n’a aujourd’hui cure de ces sempiternelles questions qui n’ont pas de réponse. Comme Hawking, il raye d’un trait toute la philosophie « faute d’avoir réussi à suivre les développements de la science moderne. » Il y a là une attitude profondément troublante et inquiétante. Avec l’oubli de l’être, qui suit l’oubli de Dieu, vient l’oubli de l’homme. L’Âge des ténèbres n’est pas que le titre d’un film.

Il nous faudra donc dans les pages qui suivent reprendre le bâton du pèlerin afin de rétablir la transcendance de Dieu. Or, Dieu est aussi et surtout dans l’immanence. En effet, le Dieu chrétien n’est pas seulement le « Dieu des philosophes », mais le « Dieu-avec-nous », Emmanuel. Pour le propos du présent essai, nous nous concentrerons sur le Dieu-transcendance, quitte à ce que, dans une autre publication, nous aborderons le Dieu-immanence.




[1] Liber, 2015. Les références à l’ouvrage seront données dans le corps de notre texte entre parenthèses suivies de la lettre H ainsi que de la page.
[2] C’est l’enseignement de l’Église : « L’unité de l’âme et du corps est si profonde que l’on doit considérer l’âme comme la « forme » du corps; c’est-à-dire, c’est grâce à l’âme spirituelle que le corps constitué de matière est un corps humain et vivant; l’esprit et la matière, dans l’homme ne sont pas deux natures unies [comme dans le dualisme], mais leur union forme une unique nature [ une « personne »] (Cathéchisme de l’Église catholique, # 365). Cet enseignement dérive de saint Thomas d’Aquin qui reprend à son compte les idées d’Aristote.
[3] Étienne Gilson, L’athéisme difficile, Paris, Vrin, 2014. Paru originellement en 1979 avec une préface de Henri Gouhier.
[4] Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, proposition # 4.111, Paris, Gallimard, 1993, p. 57.
[5] Voir Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale, chapitre XIII, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 536.
[6] Voir Normand Baillargeon, « Bertrand Russell, le sceptique passionné » in Raison oblige. Essai de philosophie sociale et politique, Les Presses de l’Université Laval, 2009, p. 23-38.
[7] Normand Baillargeon, Stéroïdes pour comprendre la philosophie, Verdun, Amérik Média, 2010, chapitre 7, p. 143.
[8] Thomas d’Aquin, Somme théologique, Question 1, article 3, réponse 2, Paris, Cerf, 1984, Tome 1, p.172.
[9] Dans The Scientific Outlook, publié en 1931, Russell a ce mot terrible à l’endroit d’Aristote : « Aristotle, it should be said, has been one of the great misfortunes of the human race. ( The Scientific Outlook, Londres, Routledge, 2001, p. 27.) ( «Aristote, il faut le dire, fut l’un des grands malheurs de l’humanité. »)
[10] Voir Aristote, Métaphysique, Livre L, 6, 1071b.
[11] Baillargeon, op. cit., p. 144.
[12] Ibid.
[13] Stephen Hawking, Y a-t-il un grand architecte dans l’Univers ?, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 11.
[14] Aristote, Livre A, 983b 6, Paris, Vrin, 1991, p. 13.
[15] Cyrille Barrette, Aux racines de la science, Propos d’un scientifique sur la philosophie de la science, Book-e-book, Sophia Antipolis, 2014, p. 13.
[16] Ibid., p. 16.
[17] Aristote, Métaphysique, Livre E, 1026b 20-30.
[18] Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu, Paris, Robert Laffont, 2008, p. 39.
[19] Richard Dawkins, Le fleuve de la vie. Qu’est-ce que l’évolution ?, Paris, Hachette, 1995, p.11.
[20] Que, bien sûr, on ne lit plus tant la rumeur publique est entendue à l’effet que les œuvres de l’Aquinate sont remplies d’erreurs et de sophismes. C’est du moins l’avis de Bertrand Russell qui rejetait Thomas d’Aquin comme indigne du nom de philosophe (voir son Histoire de la philosophie occidentale, publiée en 1945, chapitre XIII)
[21] Bertrand Russell, Mysticisme et logique, Paris, Vrin, 2007, p. 66. Citons encore Russell : « Que l’Homme soit le produit de causes qui ne prévoyaient nullement la fin qu’elles accomplissaient; que son origine, son développement, ses espoirs et ses peurs, ses amours et ses croyances, ne soient rien d’autre que le résultat de collisions accidentelles d’atomes; qu’aucun feu, aucun héroïsme, aucune intensité de pensée et de sentiment ne peuvent préserver une vie individuelle de la tombe; que tous les travaux des âges, toute la dévotion, toute l’inspiration, tout l’éclat de midi du génie humain soient destinés à disparaître dans la vaste mort du système solaire, et que le temple entier de la réalisation de l’Homme doive inévitablement disparaître sous les décombres d’un univers en ruines (toutes ces choses, si elles n’échappent pas à la discussion, sont néanmoins si proches de la certitude qu’aucune philosophie qui les rejette ne peut espérer tenir debout). Ce n’est que sur l’échafaudage de ces vérités, sur le fondement ferme du désespoir inébranlable, que l’habitation de l’âme peut désormais être bâtie en toute sécurité. » La dernière phrase laisse songeur. Car on peut penser que, contrairement à Russell, le pessimisme et le « désespoir inébranlable » sont certainement plus nocifs que l’espérance du salut qu’enseigne la religion chrétienne. En effet, lorsque tout est dénué de sens, à quoi bon vivre ? À quoi bon aimer les autres si tout cela ne rime à rien ? À mon avis, c’est là la plus dangereuse des idées. Face au pessimiste de Russell, le mot de St-Exupéry mis en exergue décrit notre mal être et nous parle davantage.